Si l'on ne devait retenir que deux dynamiteurs du Comic US récent, soit la bande dessinée "mainstream" et sa grosse machinerie éditoriale franchisable à merci, nous serions raisonnablement tentés de citer Frank Miller et Mike Mignola.
Et s'il ne devait en rester qu'un pour sa contribution aux exégèses lovecraftiennes, ce serait assurément
Mignola (le premier donne plutôt dans le hardboiled et le spartiate gay friendly), car tout au long de la série qui lui a valu l'admiration de ses paires et la toxicomanie de ses lecteurs, c'est-à-dire
Hellboy, ce disciple de Jack Kirby, boulimique de littérature folklorique et fantastique, n'a pas été avare d'emprunts et de citations aux sombres rêveries du reclus de Providence.
Bien mieux,
son univers syncrétique où se télescopent mythes grecs, scandinaves, celtes, africains, russes, japonais, malais, judéo-chrétiens, hyperboréens, arthurien, miltonien, paganistes, épiques, super-héroïques, bref, où les folklores populaires et les légendes noires du monde entier s'agglomèrent pour former une cosmogonie à peu près cohérente pas si éloignée d'un panthéisme à la sauce Donjon & Dragon (!), et bien cet univers disais-je, s'approprie des pans entiers du Mythe lovecraftien (lui-même sévèrement syncrétique) pour en faire autant d'infrastructures narratives: au milieu des sorciers nazis, des créatures infernales, des vampires, du Petit Peuple, d'Hécate, de la Baba-Yaga et de tout ce qui complote à l'ombre de l'humanité, surgissent parfois d'inquiétantes créatures tentaculaires issues du néant, dont le simple début de présence fait immédiatement pencher la fragile balance de l'intrigue du côté de l'apocalypse.
Toute cette salade pourrait accoucher d'un truc bordélique voire borderline complètement immature, mais non: Mignola est un scénariste talentueux, n'a pas son pareil pour poser une ambiance en quelques traits et deux trois aplats, gère les clair-obscurs comme un chef, manipule ses sources avec un enthousiasme communicatif, possède un sens du cadrage imparable, et, disons-le, fait de la BD comme un dieu.
Je propose donc un bref aperçu des Yog-Sothotheries les plus saillantes dans l'excellentissime série
Hellboy(en prenant bien soin de ne jamais faire référence aux adaptations cinématographiques calamiteuses à partir de la fin de cette phrase).
LES GERMES DE LA DESTRUCTIONPremier gros "arc narratif" de notre investigateur un peu spécial du BPRD (Bureau for Paranormal Research and Defense), une histoire qui commence comme dans un conte de Poe sur fond de nazisploitation occulte - une vieille demeure bâtie sur un antique site indien, des ancêtres explorateurs du Grand-Nord, une malédiction familiale, des batraciens, un héros badass, un Raspoutine, des baffes, des invocations cataclysmiques, et une indicible grosse bébête pour conclure. Je prends tout!
Dès le départ un gros truc bien pulp est posé, Mignola ne fera plus de citations aussi littérales à Lovecraft, mais laissera cette corde bien tendue sur son arc.
LE VERS CONQUÉRANTTroisième récit au long cours de la série; Hellboy et ses amis du bureau sont expédiés dans les Alpes autrichiennes pour casser la gueule à une bande de nazis tardifs qui s'amusent à échanger d'inquiétants signaux avec un mystérieux objet spatial depuis les ruines d'un château au passé déjà bien chargé.
Ça vous semble justement assez chargé comme ça? Et bien figurez-vous que je ne vous en dis pas la moitié!
Ces cons de nazis veulent ramener sur terre une créature cosmique aussi vorace que mutagène, la contrôler grâce à leurs bricolages d'occultistes de pacotille, et anéantir le monde libre pour qu'un nouveau reich advienne.
La routine quoi.
Sauf que la bestiole joue pas dans la même cour, et entend bien faire advenir un "ordre racial" autrement plus radical.
Cet opus est peut être le plus "pulp" de la série, ça se barre vraiment dans tous les sens et c'est absolument réjouissant. En prime, quelques unes des meilleures cases réalisées par Mignola (dont je n'ai trouvé aucun scan), avec ce trait caractéristique, précis, tout en épure suggestive.
LE TROISIÈME SOUHAITHellboy en a soupé des bureaucrates et des nazis, alors il décide de tout plaquer pour l'Afrique, seul continent qu'il n'ait encore exploré (et pour cause, il semble préservé des luttes cosmiques qui prévalent partout ailleurs par des forces totémiques bien enracinées).
Après quelques rencontres pittoresques (un vieux grillo qui fume des trucs pas clairs, des lions bavards, un rhinocéros haut comme une montagne), le voici précipité au fond de l'océan par une sorcière sans âge appartenant à une antique race de Tritons, qui compte bien le donner en pâture à son poulpe domestique pour épargner au monde un destin funeste (Hellboy porte, rappelons-le, la clef de l'apocalypse en guise de main droite).
L'épilogue est cependant le plus intéressant: réchappé des profondeurs, Hellboy s'échoue sur une côte morne jonchée d'épaves où il se biture avec quelques marins d'outre-tombe, et découvre une tour passablement maudite qui va lui offrir quelques hallucinations médiumniques édifiantes quant à l'origine du monde, et surtout une grosse bagarre avec un "rejeton" surgit du fond des âges: l'un des Trois Cent Soixante Neuf
Ogdru Hem qui furent la première race à fouler le sol de la terre primitive, et que les premiers démiurges dispersèrent et emprisonnèrent lorsqu'il virent que
cela n'était pas bon... En d'autres termes, Andersen Milton et Lovecraft se font un plan à trois!
Le scénario bouffe encore à tous les râteliers mais c'est toujours aussi bon. Les emprunts à Lovecraft sont peut être plus dissous, plus incorporés, mais parfaitement identifiables.
LA MAIN DROITE DE LA MORT: AU REVOIR Mr TODDans ce sympathique recueil de six histoires courtes le cas de l'infortuné Mr Tod mérite notre attention: un célèbre médium toxicomane que la drogue a envoyé pêcher des ectoplasmes un peu trop profond, et qui se retrouve donc gros jean comme devant.
Ça fait 4 pages hein, mais les cinq autres histoires valent aussi le détour, Mignola étant tout spécialement à son aise dans les formats courts.
Une bonne option pour se faire un avis sur l'ambiance et sur la patte graphique de la série, qui compte beaucoup de recueils de ce type et dont chaque tome peut être apprécié indépendamment des autres.
HELLBOY EN ENFERConclusion dantesque de la série parue en deux tomes.
La fin de l'épisode précédent n'a pas été rigolo pour Hellboy qui a encore sauver le monde mais s'est fait arracher le cœur par une sorcière celtique transfigurée en incarnation de la guerre, ce qui n'est pas une si mauvaise façon de mourir!
On le retrouve mort, donc, en pleine chute vers les Limbes, où il va devoir rester un peu mobile pour ne pas se faire gober par d'énormes entités mi-insectoïdes mi-céphalopodoïdes, du même genre que celles que nous avons déjà rencontré plus haut: on en sait donc un peu plus sur la place qu'occupent ces bestioles typiquement lovecraftiennes dans l'univers de Mignola, elles dérivent dans l'au-delà ténébreux des Limbes, dans le Chaos abyssal où l'
Ogdru Jahad, le Dragon de la destruction, est maintenu captif, et semblent capable d'anéantir n'importe quoi dans la plus parfaite indifférence. Peu importe qu'il s'agisse d'une nation ou d'un duc des enfers.
Notre héros décampe donc fissa et se perd dans les rues immobiles d'un purgatoire décatie qui ferait un Innsmouth très convaincant.
Ce qui se passe ensuite vaut une bonne lecture.
BATMAN: LA MALÉDICTION QUI S'ABATTIT SUR GOTHAMEt oui pourquoi pas! Avant de quitter DC comics pour des éditions Dark Horse un peu plus aventureuses, et avant donc de peaufiner son Hellboy, Mignola a scénarisé cette improbable rencontre entre Lovecraft et l'homme chauve-souris.
Improbable? Peut être pas tant que cela. N'oublions pas que le fameux
Arkham Asylum de Gotham City n'est pas un clin d’œil fortuit mais une révérence appuyée. En outre, dans le prolongement de son travail sur la série
Gotham by Gaslight, Mignola transpose l'histoire dans les années 20 et n'y va pas par quatre chemins: Une expédition Antarctique fait une découverte archéologique pour le moins hallucinante qu'elle rapporte à Gotham City, où se manifeste aussi sec une force occulte aux proportions cosmiques...
Batman, qui aurait préféré jouer son joker sur ce coup-là, va devoir trouver un peu mieux qu'un boomerang pour s'en sortir avec ses synapses en face des trous...
25% Batman, 95% Lovecraft...Voilà, il y aurait beaucoup beaucoup d'autres choses à dire et à montrer tant l'oeuvre de Lovecraft imprègne celle de Mignola, sans doute plus que chez tout autre auteur de bande dessinée, mais ce post mesure déjà un bon mètre et il vaut mieux lire les bouquins pour en apprécier l'ampleur. Si vous ne connaissiez pas ou peu cet auteur, j'espère que ça vous aura donné envie de le faire!
Doux Jésus!